Du sauvetage au Salut
Il est difficile de parler de la guerre. Comment témoigner de la tourmente dans laquelle semble s’enfoncer notre Proche Orient, sans en devenir complice ? Nous la côtoyons tous, de manière directe ou indirecte, quotidiennement. Tout les jours, l’actualité en parle, et ses images indécentes de trop d’atrocités nous déshumanisent, comme ses chiffres froids amoncelant les cadavres et les blessés anonymes, nourrissent le compte à rebours de la sauvagerie. Où allons-nous ainsi, aspirés par le cycle infernal de la violence subie ou commise ?
Mais, aujourd’hui, je voudrais m’arrêter sur une image, car il me semble qu’elle dissout le chaos titanesque de la barbarie, par la fragilité et la beauté de ce qu’elle donne à voir et à penser, nous faisant entrer dans l’Histoire de notre véritable humanité ; c’est une photographie parue dans le journal La Croix du 4 août 2015. « Un Casque blanc secourt une fillette après un bombardement à Alep, en avril 2015 ».
J’ai été bouleversée par le visage épuisé d’un casque blanc — devenu sous le regard du photographe, l’icône devant laquelle je me sens reliée au Dieu de compassion, de miséricorde, et d’espérance. Par ce visage, la création continue d’œuvrer dans la dé-création.
L’homme a gardé ses gants de travail, ceux qui ont creusé les décombres, les gravats, les blocs de bétons, les poutres, les pierres, et la peur … tous ces poids morts qui ensevelissent à chaque bombardement des petites vies innocentes. Il l’a trouvée, il l’a sauvée, maintenant, il la porte à bout de bras. Il n’a pas eu le temps d’ôter ses gants, il porte la petite sans la toucher, comme on porterait le Saint Sacrement, ce que l’on a de plus précieux, dans la crainte de le souiller ou de l’abîmer.
Haletant de tant d’atrocités et de fatigue, l’homme semble avoir pleuré, l’homme a gémi, l’homme a engendré cette petite qu’il a sortie de dessous sa poussière blanche. Engendrement, enfantement, accouchement de cette création qui continue de gémir (Rm 8,22).
Le visage enfariné, la petite fille miraculée, sortie du tombeau de pierres, et comme revenue à la vie, est portée, trésor de fragile porcelaine, par l’homme ganté, au casque blanc, aux yeux fatigués et au souffle court. Les yeux baissés, elle regarde les pas de l’homme, sa petite main posée sur le cœur de son sauveur. La fillette a la même couleur que le mur griffé qu’ils longent et qui obstruant et la terre et le ciel, leur cache l’espérance et la liberté. Il n’y a ni échappatoire, ni sortie possible. C’est la guerre !
Une seule petite vie sauvée pour tant d’autres restées sous les gravats. C’est si dérisoire, mais cela semble lui suffire, à l’homme porteur de petite vie. Il s’y accroche : il tient dans ses bras une petite fille pour demain, un petite fille pour témoin.
À ses côtés, le regard insistant de l’homme aux yeux clairs, en dit long sur sa témérité. On avance. On continue d’avancer, droit devant. Il faut risquer sa propre vie pour en sauver d’autres.
Ces trois visages, dans la tourmente, ont un point commun : tous, ont la bouche entrouverte, semblant chercher leur souffle. « Le souffle en moi s’épuise, mon cœur au fond de moi s’épouvante. » (Ps 142,4). La vie qu’ils partagent, tous les trois, c’est ce souffle, fragile, faible mais qui dit leur présence d’hommes et d’enfant habités.
Une question me taraude : combien de personnes sont-elles présentes sur la photographie ? Ou plutôt sont-elles rendues présentes par la photographie ? Bien entendu, il y a les quatre personnes que l’on voit (la fillette, les deux casques blancs, l’homme de l’arrière plan), et il y a tous ceux qui leurs sont mystérieusement reliés … Je détaille :
– Le photographe, le seul nommé, qui marche devant eux et s’est arrêté pour prendre ce cliché sur le vif, Ismaïl Abdalrhamani, de l’agence Reuters.
– Il y a tous les destinateurs et récepteurs du message qu’est en train d’envoyer la personne d’arrière plan, témoin de cette scène.
– En cadrant son plan serré (plan poitrine), le photographe ne nous montre pas les autres personnes blessées.
– Il y a, aussi, tout ceux que nous ne voyons pas derrière le mur, et plus largement tous les Aleppins.
– Il y a tous les Casques blancs engagés, depuis 2013, pour porter secours aux victimes de la guerre.
– Il y a, malheureusement, les personnes responsables de ce bombardement : celle qui a commandé l’explosion, le pilote qui a conduit l’avion, et celle qui a lancé la bombe sur Alep, sur des civils.
– Et, il y a enfin tous les spectateurs qui ont eu entre les mains depuis le mois d’avril 2015 cette photographie.
Ainsi par l’histoire unique de cette fillette sauvée des décombres et devenue réalité pour tant d’agents et de témoins, nous sommes tous reliés à son sauvetage, bouleversés ensemble de ce minuscule espoir, que la destruction et la mort n’ont pas eu le dernier mot.
Une petite fleur s’est glissée par la fente étroite du couvercle lourd de l’atroce guerre, aidée par les mains gantées du dénicheur de vie, par elle unique, et pour tous, son sauvetage devient Salut.
Sr Nathalie Le Gac, CSJ Mechref (Liban)
En quelques chiffres :
Depuis 2013, 2 707 secouristes ont sauvé 21 974 personnes, soit à peine 7% des victimes civiles.
92 volontaires sont morts, 1 000 ont été blessés ou amputés.
Photographie : Photographe : Ismaïl Abdalrhamani, agence Reuters© Stringer.
Parution : La Croix du 4 août 2015, p.5. « Les casques blancs, force de maintien de la vie en Syrie ». Depuis 2013, ces secouristes bénévoles viennent au secours des victimes de bombardements du régime, souvent au péril de leur vie.
Un commentaire
MERCI NATHALIE …. L’atrocité de la guerre nous condamne parfois au mutisme, tellement elle nous atteint, et il est rare de sortir de ce mutisme avec des mots justes …