Lettre ouverte à Pierre Soulages pour le Ciel
Cher Pierre
Vous aurez été le compagnon discret, depuis ma vie d’étudiante en arts-appliqués jusqu’à mon entrée au Carmel (et encore après). Maintenant que vous êtes passé dans l’Outre vie terrestre, je voudrais vous remercier pour les lumières sur mon chemin. Non, je ne me sens pas orpheline, il nous reste vos toiles et votre pensée comme un fabuleux héritage de l’Expérience.
Depuis mes études d’arts-appliqués et la découverte de l’outre noir, l’au-delà du noir, vous n’avez cessé de m’inviter à ouvrir les yeux et à rester attentive à lumière, à celle de derrière le noir, mais aussi à celle qui en jaillit comme un faisceau de grâce glissant dans les aspérités de cette matière chaude comme du goudron ; pour moi, métaphore de notre être de chair en quête de Rencontre et de Salut. Vous connaissiez le poème de la Nuit obscure de Jean de la Croix, et pour moi votre peinture était habitée de cette même expérience du jaillissement, de libération et d’union.
Pendant mes dix années à l’abbaye de Saint-Guilhem, j’ai souvent fait quelques escapades jusqu’à Montpellier et arpenté l’étage réservé à votre travail au musée Fabre, seule, ou y entrainant groupes et amis, à la découverte de ce qu’il est si difficile de mettre en mots (notre vie de foi, notre vie en Dieu, notre chemin de prière).
Je vous remercie d’avoir emprunté la crête de l’abstraction contre le bavardage narratif en résistance à la tyrannie du voir et du dire. L’abstraction totale que vous avez explorée dans la persévérance et la fidélité de toute votre vie a été, pour moi, révélatrice d’un autre monde que celui qui aurait pu être figuratif ou dessiné. Il est celui de derrière le dessin, celui de derrière les apparences, de derrière les évidences, d’au-delà de la terre… Et pourtant bien réel, celui du choc émotionnel de la peinture, qui fait battre le cœur et approcher l’invisible, le désert, le silence, le tout-autre. Il y a quelque chose de sacré qui se passe entre vos toiles et nous qui les regardons, un désir de se déchausser, comme Moïse devant le buisson ardent, parce que comme lui, nous faisons une expérience de dessaisissement et de dépouillement, devant Quelqu’Un d’Autre. La fidélité de votre travail rejoint la fidélité quotidienne de notre prière sur nos petits bancs de prière.
Vous êtes un peintre de l’absolu, votre langage a été « le noir et rien d’autre » dans la paradoxale découverte intime que ce qui vous intéressait et que vous nous avez livré sur un plateau d’argent, c’est le blanc et la lumière!
Votre découverte picturale extraordinaire du jaillissement de la lumière est aussi puissante que la découverte des mystiques inondés par la Présence divine, cette force de la Rencontre, de l’Inattendu et de l’Inouï dans une altérité totale.
Vous avez habité les pauvres mots du priant par vos traits énergiques de pinceau, langage minimaliste pour un excès de sens du langage de l’art qui m’a parlé de l’excès de la Révélation divine au dedans de nous..
Alors que vous avez disparu à nos yeux et que je vous imagine dans la ronde des saints baignés de Lumière, je fais monter vers Dieu ma prière d’action de grâce pour vous, votre vie, votre œuvre.
Oui, Pierre, pour tout cela : merci ! Ainsi soit-il…
Sr Nathalie, communauté de Caen
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