La canne

Pour certains, tu es un « signe distinctif », « un emblème » ou même un « accessoire de parade[1] ». Pour moi, tu es sans aucun doute, un appui, une aide, un soutien, une verticalité qui me confère quelque chose de son être et qui respecte le mien jusqu’à lui rendre à la limite, malgré mon handicap, sa beauté première et sa dignité.

Tu n’as pas honte d’accompagner mes pas et tu arrives même à échanger avec moi sur plein de sujets, sans artifice, sans complaisance et sans maniérisme. Ta rectitude, que tu as certes acquise à force de fréquenter des « fragiles » comme moi, épouse en même temps ta simplicité, à ta docilité, ta disponibilité et ton abandon. Tu n’as aucune prétention alors que tu ne manques pas d’intelligence, tu ne manques pas non plus d’élégance.

Ceux qui risquent de se retrouver en face de nous, me fixent souvent du regard croyant avoir tout compris ; au lieu de me plaindre ils devraient m’envier de t’avoir pour compagne. Je sais que pour eux tu n’es rien d’autre qu’un signe de mon handicap ; pour moi, je ne te le cache pas, tu es beaucoup plus que ça, tu m’aides à marcher ! Et, crois-moi, ça n’est pas peu ! Marcher. Très peu de gens le font vraiment. Très peu arrivent à le faire vraiment. Ce n’est pas qu’ils ne le désirent pas, mais, n’ayant pas l’aide qu’il leur faut, ils ne peuvent pas avancer, ils sont incapables de mettre un pied devant l’autre.

Tu peux me reprocher ce qui précède et dire qu’il est nécessaire parfois de marcher seul. Ce qui est en principe vrai ; c’est en théorie vrai, mais pas tout à fait. Marcher seul, nous ne le pouvons qu’appuyés. La solitude se reconnaît, comme le dirait Denis Vasse, à ce pas que quelqu’un poserait sur le seuil qu’il traverse pour aller à la rencontre de l’aimé. Quel appui, quelle canne est-elle plus solide que cette canne-là, que « le désir de rencontrer l’aimé » ?

Le TLF te décrit, entre autres, ainsi : « Bâton parfois ouvragé qui, tenu à la main, sert d’appui à une personne qui marche : « Je perçois, avec ma canne, des sensations que je n’obtiendrais pas avec ma main. Ma canne est une tige de résonance. C’est une antenne facultative, une antenne amovible[2] ». »

J’aime bien cette manière de parler de toi ! D’ailleurs, et il me semble que tu le sais déjà, si tu n’étais pas quelque part mon antenne, si sur le chemin tu étais incapable de m’indiquer la route à suivre, le pas à poser, je t’aurais délaissée il y a bien longtemps.

Je t’entends protester, je t’ai blessée ! En pleurant tu revendiques ton droit à l’erreur, comme tout un chacun. Comment puis-je ne pas te céder ce droit ? Ce que j’ai dit ne te l’enlève pas. Tu peux me précéder sur une marche contre laquelle je risque de trébucher et de tomber, et tu le fais parfois. Mais, n’oublie pas, tu m’as souvent aidée à me relever de mes chutes, parce que tu ne m’as jamais trahie et tu n’es jamais entrée dans des complaisances qui m’auraient fait tomber sans aucun espoir de me relever.

Notre histoire n’est pas terminée. Elle est même peut-être à ses débuts. La suite se fait attendre ! Nous l’écrirons ensemble, jusqu’à peut-être la rencontre, un jour, de l’Aimé.


[1] Cf. le TLF.
[2] G. Duhamel, Chronique des Pasquier, Les Maîtres, 1937, p. 91.

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