Partage de la matinée du Samedi 5 mai 2018
Au terme de cette rencontre qui rassemblait une trentaine d’amis du Carmel autour de notre communauté de Mechref, une des participantes nous offrait le mot de la fin : « cette rencontre était pour moi comme l’apothéose du parcours de douze années de recherche et, de citer Spinoza : « nous expérimentons tous que nous sommes éternels », avec Vermeer nous avons fait l’expérience de vivre un « présent d’éternité ».
Le projet de Sœur Anne José était ambitieux : traverser l’œuvre en sa quasi-totalité, c’est à dire 25 toiles sur 36 authentifiée à ce jour. « Mon propos – nous dit-elle d’entrée de jeu – est grandement redevable au « Vermeer » de Jacques Darriulat et Raphaël Enthoven paru dans la foulée de l’exposition du Louvre « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre ». A ce livre très éclairant, dialogue entre deux philosophes de l’Art, je n’ai pas hésité à puiser largement ».
Vermeer, on ne l’a jamais oublié mais longtemps méconnu, l’assimilant aux peintres de genre. Or, autre est sa démarche : sa peinture ne vise jamais à l’anecdote, ne cherche jamais à inventorier le quotidien en ses moindres détails, elle nous transporte vers un « ailleurs ».
Vermeer n’est que regard, regard qui s’émerveille et s’enchante de la lumière qui se pose et se dépose sur toute chose et qui, toute à la fois, s’étonne de cette lumière qu’est la pensée qui se saisit d’elle-même, se réfléchit… en cet intervalle dans le temps qui n’est autre que le « présent ».
« Le présent d’un regard »,
Sœur Anne José jouait de la polysémie du mot : au sens de « cadeau » et « d’ici-maintenant ». Vermeer s’installe dans le présent, en ce suspens du temps qui donne à sa peinture sa magie, son mystère, depuis La vue de Delft la première toile contemplée, jusqu’à la dernière, l’Art de la peinture l’archétype de toutes.
Delft qui baigne dans les eaux dormantes du canal et poudroie au-delà de ses remparts… d’où vient donc l’envoûtement, l’enchantement de cette toile sinon de ce suspens où sa ville natale mettant un terme à son agitation coutumière, se recueille, se réfléchit et, sous les yeux du peintre, se fait peinture, en ce présent, à l’heure éternelle de l’horloge de la tour de Schiedam arrêtée sur 7h10. « Vermeer arrête le temps. En nous donnant l’heure, il nous invite à passer dans l’éternité ».
Décidément La vue de Delft est mal nommée : ce n’est pas une « vue » mais « un point de vue sur », ce n’est pas une carte postale panoramique mais bien une « vision » toute intérieure, le dépôt vivant du regard du peintre sur sa ville.
Ainsi les extérieurs de Vermeer – il n’y en a que deux – se révèlent-ils être des intérieurs. Quant aux intérieurs, ils sont toujours ouverts sur un « ailleurs». En témoigne la fenêtre entrouverte qui se refuse obstinément à nous délivrer la moindre vue sur l’extérieur mais qui laisse pénétrer la lumière, qui doucement se répand, se diffuse, se réfléchit, nous ramenant toujours vers l’intérieur, « cet ailleurs perdu » tout au fond de nous-même.
… « vas vers toi-même, regarde ce qu’en général, tu vois sans y prêter attention, apprends à voir ce qu’ordinairement, tu vois sans y penser »
Les habitants des intérieurs vermeeriens que font-ils sinon d’habiter leur intériorité ?
Cette jeune Servante endormie – comme la ville de Delft – où est-elle sinon dans son rêve « au plus intime de l’intime » là où se recueille la pensée attentive à son propre mystère.
Que font ces « attentives » aux paupières baissées mais les yeux grands ouverts : La laitière sur le mince filet de lait qui s’écoule de sa cruche,
La dentelière sur la pointe de son aiguille,
La peseuse sur les plateaux vides de sa balance.
Que font-elles sinon de suspendre le temps qui file pour s ‘établir dans l’éternité du présent. La concentration de leur regard n’est autre que celle de l’esprit qui se pense, éclaire, nimbe leur visage. Avec Vermeer – géniale coïncidence – on ne sait plus d’où provient la lumière : de la fenêtre ou des regards ?
Nous avons visité l’intérieur vermeerien au fil de ces regards :
celui de cette Jeune femme au collier se regardant au miroir en train de se regarder de se voir si belle.
Celui de cette Jeune fille au verre de vin qui d’être regardée par son soldat, s’éveille à la conscience d’elle-même et s’épanouit en un large sourire éclatant de lumière, illuminant tout alentour.Et cette Femme à l’écritoire que fait-elle ? elle nous regarde sans nous voir, tout occupée en sa pensée du mot juste qui naît et que sa plume va tracer…. sans parler de cette Liseuse en dialogue avec elle-même et de cette Jeune fille à son virginale et de ces deux savants au regard contemplatif –L’astronome et Le géographe– jusqu’à La jeune fille à la perle au regard candide qui implore, qui appelle la réciprocité de notre regard pour se voir.Et la dernière toile L’Art de la peinture, comme l’aveu que nous fait le peintre de l’amour de son art : un lever de rideau sur le secret de Vermeer, la clé qui ouvre toute l’œuvre. La lourde portière s’écarte sur ce sanctuaire, doucement baigné de lumière, limpide d’harmonie. Ici tout est suspens, les gestes comme le sens, « une épiphanie du présent de la réalisation », où le peintre s’éprouve éternel.
Ce tableau de Vermeer est une béatitude ; il n’a jamais voulu s’en séparer, ni lui ni son épouse après sa mort.
Au centre de la toile, le peintre de dos absorbé en son travail : Vermeer imaginaire… mais plus Vermeer que Vermeer ! N’est-il pas le peintre par excellence ?
Vermeer en ce bienheureux présent de la vision, en ce point où le visible se fait peinture, en ce point où le peintre dépose son regard sur son modèle comme il va déposer la touche de peinture sur le blanc de sa toile. Vermeer a revêtu sa tenue d’apparat pour « le cérémonial de la déposition du regard ». Son regard amoureux se pose sur son modèle de beauté qui interrompt soudain le mouvement de la longue trompète dansante entre ses doigts. D’être regardée la rend consciente d’exister en sa beauté. Les yeux baissés en son recueillement, elle accueille son regard, là où tout est paix, félicité, état de grâce.
Ce tableau est une théorie de la vision. Comment surmonter cette contradiction ? tout à la fois : le peintre au milieu de la toile, son tableau au fond de son œil où l’image s’imprime et le peintre hors du tableau se voyant voyant. Un dédoublement… seule une parabole comme un conte oriental, nous disent nos deux philosophes, peut rendre compte de cette contradiction :
… Le spectateur contemple la toile… son œil est attiré de par le jeu perspectif à l’intérieur du tableau et… vient se poser sur l’épaule du peinte juste au-dessous de la ligne de son regard… le peintre ressent ce regard bienveillant, admiratif et d’être regardé, se trouve mieux voyant. De même le regard du spectateur se trouve recentré dans l’axe de celui du peintre tourné vers son modèle… jusqu’à se fondre en lui. Alors… furtivement, le peintre s’efface de la toile, confiant au spectateur la « lieutenance » de son regard pour venir se placer à la place qu’occupe ordinairement tout peintre, celle même que le spectateur vient de quitter : devant son tableau et… il se voit voyant en train de peindre son modèle en vertu de la délégation de son regard au spectateur.
Un véritable jeu de regards, une chaîne sans fin, les tableaux de Vermeer ne sont qu’interférences de regards qui s’appellent l’un l’autre. Ils ont besoin d’un regard qui les contemple pour exister, voyants, vivants. De même ils réfléchissent le regard qui les voit, leur toile à tout jamais garde l’empreinte du regard qui les a conçus.
Tout ce qui a « essayé » de se dire en ce propos est en fait très simple : ouvrons les yeux pour voir ce simple, ce tout simple, cette évidence : que le monde est beau et que l’homme est très grand, capable de penser, de se penser pensant.
Et sœur Anne José d’achever dans l’Ouvert : Vermeer nous fait présent de son regard, « limpide mathématique, photographique… mais quelle photographie ! » douée de conscience, de pensée, mais quelle réflexion ! douée d’âme… Claudel avait raison ! Vermeer nous lègue « son regard pensif, pur, rincé, dépouillé », « sa manière virginale de voir », selon la belle expression de Bergson, qui seule peut accueillir comme une grâce le don de la lumière, la laisser régner, souveraine, et s’en émerveiller.Et de citer ce vers qui convient si bien à Vermeer :
« ô poète que fais-tu donc ? » et le poète de répondre : « Je célèbre ! »
Tout ce qui est reçu doit être célébré : n’est-ce pas en fin de compte, la profonde leçon de Vermeer ?
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