Cheminer en pauvres de cœur
Au chapitre 22 de la Vie, qui achève ce premier temps du « traité » de l’oraison, Thérèse poursuit sa réflexion sur la liberté spirituelle.
« Nous sommes des serviteurs inutiles. De quoi nous croyons-nous capables ? Or le Seigneur veut que nous comprenions bien cette vérité et que nous fassions comme ces ânons qui puisent de l’eau avec la noria dont nous avons parlé. Ils ont les yeux couverts, et, sans savoir ce qu’ils font, ils tirent plus d’eau que le jardinier avec tous ses efforts » (Vie 22, 12).
Cheminer du savoir au non-savoir
Plus originaire et fondatrice que la voix de l’intelligence discursive ou de l’imagination, une autre voix demande à être entendue, discernée, écoutée à l’intime de nous-mêmes. Pour laisser émerger la véritable connaissance, il faut traverser illusions et confusions des représentations précédentes qui perturbent la connaissance simple et claire. La longue et patiente durée de l’oraison travaille notre volonté sous le signe de la dépossession, dans l’expérience du manque, pour que s’affine le désir : « Dieu a plus de sollicitude pour nous que nous-mêmes et il sait à quoi chacun de nous est propre. A quoi bon vouloir se diriger soi-même quand on a remis toute sa volonté entre les mains de Dieu ? » (Vie 22,12).
Cheminer de l’impatience à l’espérance
L’oraison est le temps de l’attente, selon Thérèse, proprement celui de l’épreuve : « Le Seigneur veut éprouver, par la manière dont elle supportera son absence, l’amour qu’elle lui porte ». (Château IV, 3). Ce consentement au temps permet de discerner la force du désir :
« Chaque fois que nous pensons au Christ, rappelons-nous l’amour qu’il (nous) a témoigné. Car l’amour attire l’amour » (Vie 22, 14).
Dans l’humble attente de celui qui sait bien ne rien posséder, la blessure de la séparation se mue bientôt en assurance d’une rencontre qui dépasse ce qui peut être imaginé ou saisi par l’intelligence : « Malgré nos efforts, Il enlève notre esprit comme un géant une paille, sans que nous puissions résister. Car il est, à mon avis, bien plus difficile et plus pénible à notre esprit de s’élever si Dieu ne l’élève » (Vie 22, 13).
Cheminer dans le consentement du désir
La liturgie de l’Eglise romaine a bien saisi cet enjeu dans le message de Thérèse d’Avila quand elle propose, pour la fête de la sainte, la méditation sur l’attente et les gémissements de l’Esprit, en Rm 8,28 : « Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu. ». Seul le gémissement de l’Esprit de Dieu en nous, peut donner à notre liberté de tenir debout face à Dieu, dans l’épreuve et les négations de l’histoire.
Les sens, l’affectivité et l’intelligence, dessaisis d’eux-mêmes, peuvent et veulent s’en remettre à un Autre pour que la vie soit accomplie en plénitude : « Considérez que ce n’est là qu’une goutte de cet immense océan où sont renfermés tous les biens. Il ne néglige rien pour ceux qu’il aime. Dès qu’il voit que l’on correspond à son amour, il donne de nouveau et se donne lui-même » (Vie 22, 17).
Nous avons donc, à travers le chemin de l’oraison tel que Thérèse le formalise, approché la figure d’une liberté spirituelle qui se manifeste dans un double mouvement : entrer en soi, habiter fermement son nom et sa demeure ; sortir de soi, abandonner son vouloir de projet entre les mains d’un Autre pour que le désir s’accomplisse au lieu même du lâcher-prise. Ne perdons pas cependant de vue la « grande détermination très déterminée », cette mobilisation énergique de toutes le dynamisme spirituel, nécessaire à une telle passion pour Dieu et l’humanité.