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Troisième situation : La question de l’euthanasie

La direction me demande d’aller visiter une personne qui a parlé de l’euthanasie à l’infirmière de nuit. Appelons cette personne Paulette.

Paulette est atteinte d’une forme très grave de la maladie de Parkinson depuis l’âge de 46 ans et elle a quand je la rencontre pour la première fois 63 ans. Elle vit de fréquents blocages et son corps subit une grande déformation, et elle a de grandes douleurs, elle craint qu’un jour elle ne devienne démente. Je la trouve dans une grande détresse physique, morale et spirituelle. Elle est catholique et assiste aux messes célébrées dans la maison de repos. Devant une telle souffrance que je ne puis m’imaginer je comprends très vite  que je ne peux pas me situer au niveau du « pour ou contre l’euthanasie ».
Je me mets à l’écoute de cette grande détresse essayant de lui permettre de l’exprimer jusqu’au bout, l’accompagnant pas à pas sans devancer ses questions. Lorsqu’elle me demande la position de l’Église par rapport à l’euthanasie, je lui réponds sans détour mais avec  grand respect et non jugement de sa situation particulière.

Il faut aussi que je prenne soin de moi car cette question me touche au plus profond de mon être, et il ne faut pas que je reste seule. Je prends donc contact avec l’aumônier des cliniques St Luc à Bruxelles, Guibert Terlinden, qui traite de l’accompagnement  avec une grande humanité dans son livre « J’ai rencontré des vivants ». Il me donne quelques pistes entre autre d’ouvrir des alternatives sans cependant les imposer à Paulette, mais sous forme de propositions qu’elle peut prendre ou ne pas prendre. C’est ainsi que j’ouvre une porte à une approche palliative. Paulette se plaint : son médecin traitant ne l’écoute pas quand elle  lui pose la question de l’euthanasie. Je lui parle d’un médecin qui vient dans la maison de repos ; avant de s’installer comme généraliste il a travaillé dans un service de soins palliatifs.  J’avertis la direction afin que cela ne génère pas des tensions entre les médecins. La directrice provoque une réunion avec toutes les personnes qui interviennent auprès de Paulette. Paulette est également présente afin qu’elle puisse nous dire ce qui l’aiderait.  Finalement Paulette change de médecin et voilà pour moi une aide précieuse.

Le jour où elle me remet entre les mains les papiers de demande d’euthanasie je change malgré moi de couleur et elle me dit : « Vous n’êtes pas d’accord ». Je lui réponds que cela ne se situe pas à ce niveau mais que je suis touchée au profond de mon humanité et après un petit silence, j’ajoute que je me sens toute petite devant sa souffrance. Elle me regarde un peu surprise et finit par me dire qu’elle aussi se sent toute petite et ce fut un profond moment de communion entre nous. Avec Paulette il est essentiel que je sois authentique.

Les années passent avec des hauts et des bas. Parfois la question de l’euthanasie semble être mise entre parenthèses, parfois elle revient provoquée par des moments de plus grandes souffrances où l’évolution de la maladie ne cesse par paliers d’entraîner une dégradation plus grande. Cependant chaque fois que Paulette parle de l’euthanasie elle ne se sent pas en paix avec elle-même : elle me dit que c’est renier tout ce qu’elle a fait dans sa vie, comme si elle mettait une croix sur sa vie. Comme ceci est récurent, je souligne simplement qu’elle ne semble pas en paix chaque fois qu’elle envisage l’euthanasie, sans plus.

Et voilà que par moment Paulette vit des moments de confusion et d’hallucinations, ce qu’elle redoutait le plus. Cela devient très dur pour moi aussi ;  je dois de nouveau trouver des moyens pour prendre soin de moi. Je décide de me faire aider par une supervision, ce qui me permet de reprendre distance.  Cette traversée de l’épreuve avec elle et la longueur de l’accompagnement ont fait naître une amitié réciproque profonde. Ce n’est pas idéal pour l’accompagnement, mais c’est humain. Il faut être conscient que l’on n’est plus alors simplement visiteur.

Ce qui m’a également soutenue, c’est que tout au long de ces années, avec ma communauté nous avons porté Paulette dans notre prière. Elle le savait et se sentait ainsi également soutenue.
Paulette s’est éteinte à l’hôpital suite à une pneumonie à l’âge de 70 ans.

Qu’est-ce que je retire de cet accompagnement ?
Par rapport à la question de l’euthanasie je ne peux pas arriver auprès de la personne en grande souffrance avec le magistère en main, ce n’est pas mon rôle. Mon rôle c’est plutôt d’aider la personne à cheminer face à sa grande souffrance et à cette question, qu’elle se sente entendue dans sa question, prise au sérieux, et qu’elle puisse exprimer sa détresse jusqu’au bout.

J’ai expérimenté l’importance d’être soi-même accompagnée.

J’ai eu la chance dans cette maison de repos d’être reconnue par le personnel et la direction comme un acteur à part entière auprès de Paulette : j’étais invitée aux réunions qui la concernait ; ce qui me permettait d’avoir une parole libre avec le personnel et la direction, je me sentais faire partie du staff. C’était une position privilégiée et assez rare.

C’est un accompagnement dans la durée avec une dégradation croissante devant laquelle je ne peux que me sentir petite et humble et j’aime relire les mots de Gabriel Ringlet dans son livre « Ceci est ton corps », ces mots que je peux faire miens :  

« Même proche, est-ce que je connais ta souffrance ? Ne suis-je pas parfois, dans l’illusion de pouvoir la rejoindre ? Souffrance de rester au bord de la souffrance de l’autre. Se tenir sur le seuil. Ôter ses sandales. Se dévêtir d’une présence trop pleine. Accueillir la nudité de sa propre solitude. Ne pas tenter de recoudre la déchirure de la liberté.

Qu’est-ce que ta souffrance fait de moi ? Que suis-je devenu en me baignant dans les eaux de ta grande épreuve ? De jour en jour, de plus en plus, ton chemin, si rude, me dépouille. »

 

Oui, dépouillement qui m’a mise dans une attitude d’humilité grâce à laquelle j’ai pu être dans l’écoute, le non jugement, la compassion apprenant à apprivoiser mon impuissance. Quand Paulette est bloquée et ne peut plus communiquer, je sens mon impuissance. Au début l’envie de fuir est là, alors rester, simplement présente, je dirais même  « présent », c’est-à-dire cadeau et être là. Il n’y a rien à faire, il y a à être.

Au long de ces 7 années, nous avons tellement partagé des questions existentielles que nous nous sommes données mutuellement de grandir en humanité. Lorsque Paulette s’est éteinte, j’ai eu l’impression que j’étais un disciple qui venait de perdre son Maître, son Maître en humanité.

par sr François Barnoud

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