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Le Caravage, "Appel de saint Mathieu" - Détail. |
Cheminer en carême avec le "Messie discret" dans l’évangile de Matthieu. (Etape 3) Par sœur Adeline Marc, Carmélite de st Joseph. La discrétion des œuvres du Messie Dans le récit de Matthieu 11-12, la discrétion de Jésus se manifeste aussi à travers celle des œuvres. La question des œuvres, des miracles, des guérisons, de l’agir de Jésus court tout le long de ces deux chapitres. Elle s’articule à la question de la révélation de l’identité de Jésus, dans un mouvement paradoxal : à la fois, ce sont les œuvres qui révèlent l’identité de Jésus, et ces œuvres ne conduisent pourtant pas à l’évidence, elles sont sujettes à des lectures différentes. La révélation qui a cours, au travers de leur inévidence, pose un problème puisqu’elle dévoile et voile en même temps. On peut donc parler d’une discrétion des œuvres, dans la mesure où elles révèlent Jésus sans pour autant imposer son identité. Mt 11,16-19 « A qui vais-je comparer cette génération ? Elle est comparable à des enfants assis sur les places qui en interpellent d’autres : ‘Nous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé ! Nous avons entonné un chant funèbre et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine !’ En effet, Jean est venu, il ne mange ni ne boit, et l’on dit : ‘il a perdu la tête’. Le Fils de l’homme est venu, il mange, il boit, et l’on dit : ‘Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs !’ Mais la Sagesse a été reconnue juste d’après ses œuvres. » Les œuvres révèlent l’identité de Jésus Cela est indiqué très clairement au début de Matthieu 11, dans la réponse que Jésus donne à Jean-Baptiste. A une question sur sa personne, Jésus répond en renvoyant ses auditeurs aux œuvres qui viennent d’avoir lieu (Mt 8-9). Mais ces œuvres ne renvoient qu’indirectement à Jésus : elles indiquent d’abord une nouveauté qui est à l’œuvre, un présent nouveau du salut qu’en Mt 12,28 Jésus désigne comme la venue du Royaume de Dieu jusqu’à ses auditeurs : « Si c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons, alors le règne de Dieu vient de vous atteindre ». La reconnaissance du présent du Royaume conduit à celle de l’identité de Jésus. Le présent du Royaume est qualifié, en Mt 11,7-19, à travers sa nouveauté : nouveauté d’un temps vis-à-vis duquel il s’agit de se déterminer. Jésus appelle à se situer de manière juste par rapport au présent : se situer par rapport à Jean-Baptiste et à la nouveauté qu’il inaugure ; se situer par rapport au Fils de l’homme. Ne pas « entendre » ce qui se dit de neuf à travers Jean-Baptiste (11,15), c’est être empêché de reconnaître le Fils de l’homme en réagissant à contretemps (11,19). Ce discernement peut se faire devant l’agir du Fils de l’homme. Jésus place ses auditeurs devant l’alternative du rejet (11,19), mais pour développer l’alternative inverse, celle de l’accueil (12,28). Reconnaître dans l’agir de Jésus celui de l’Esprit de Dieu, c’est reconnaître que le Royaume de Dieu est arrivé. C’est pourquoi la conversion est nécessaire (11,20-24) : elle répond à l’irruption du Royaume dans l’agir de Jésus. Les œuvres révèlent la présence d’un "plus grand", surgissement du salut (Mt 12,6-8). « Je vous le déclare, il y a ici plus grand que le Temple. Si vous aviez compris ce que signifie : ‘C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice’, vous n’auriez pas condamné… Car il est maître du sabbat, le Fils de l’homme. » Les œuvres de Jésus invitent donc d’abord à discerner l’irruption d’une réalité nouvelle dans le présent, vis-à-vis de laquelle une décision est à prendre. L’épisode des épis arrachés par les disciples un jour de sabbat le donne à entendre : Jésus signifie aux Pharisiens que c’est parce qu’il « y a ici plus grand que le Temple » que la pratique des disciples se trouve justifiée. Cette présence d’une réalité plus grande dans les champs de blé dévoile ce qu’est vraiment le sabbat. Cette réalité supplante même le Temple, lieu de la Présence. Par là, elle bouscule les limites de l’espace et du temps qui définissaient l’identité d’Israël : espace du Temple, temps du sabbat. Cette réalité est en train de surgir dans le présent : elle renvoie à la mission du Serviteur d’Isaïe - annoncer le jugement aux nations. « Le Fils de l’homme est venu… Il est maître du sabbat, le Fils de l’homme » (Mt 11,19 ; 12,8). En Jésus, présent avec ses disciples dans les champs de blé, cette réalité « plus grande » vient au jour. L’agir du Serviteur, caractérisé par sa discrétion, sa miséricorde, sa douceur, permet de faire le passage entre ce que le Serviteur annonce et ce qu’il est. Faire l’expérience de la venue du Royaume A travers les œuvres de guérison de Jésus, la présence d’un « plus grand » et le surgissement d’une réalité nouvelle se manifestent. Présence du « plus grand » et présent du salut révèlent l’identité de Jésus lui-même. D’un bout à l’autre du récit, Jésus se montre relativement discret sur lui-même. Mais à travers ce qu’il fait et ce qui advient pour ses auditeurs, il invite à reconnaître la présence et le surgissement du Royaume. Il s’agit d’entrer dans l’expérience : pour dire son identité, Jésus laisse la parole à cette expérience reconnue du Royaume. L’agir de Jésus semble aller plus loin que les œuvres du Serviteur : c’est un agir de guérison. Il ne s’agit plus seulement de soutenir et empêcher de mourir ou de tomber ce qui faiblit (12,20a ; 11,28) mais de restaurer, de rendre sain (12,13), de donner le repos (11,28-29). Jésus accomplit l’exercice de la miséricorde et de la douceur qu’annonçait le chant du Serviteur. Si nous revenons à l’étonnante question de Jean-Baptiste : « Es-tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (11,3), nous percevons que l’agir de Jésus, au long des chapitres 8-9, mais aussi sa parole en 5-7, ont provoqué une mise en question de son identité, d’abord annoncée comme celle du Juge qui vient. Les guérisons et la manière d’agir de Jésus, ses gestes de miséricorde et de douceur, font contraste et semblent effacer la figure première du Juge. Elles manifestent donc une certaine retenue de Jésus. Pourtant, la réponse de Jésus renvoie bien à ces œuvres qui manifestent le présent du salut. Plus précisément, elle renvoie à ce que les auditeurs de Jésus « voient et entendent », elle appelle à vivre une expérience. Les œuvres ne s’imposent pas : elles font signe C’est la deuxième ligne du paradoxe : les œuvres ne parlent pas d’elles-mêmes, elles ne s’imposent pas. Elles conduisent même à la contestation de l’identité de Jésus (12,24) jusqu’à source du projet de le faire mourir (12,13-14). Il est possible de faire des lectures différentes des œuvres, car elles se présentent comme des signes qui ne disent pas de manière immédiate la présence du Messie, de « celui qui doit venir ». Jésus fait le constat que ces mêmes signes ont conduit au bord du rejet, ou à l’indécision. Mt 9,11-13 Pourquoi votre maître mange-t-il avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs ? Jésus qui avait entendu déclara : Ce ne sont pas les gens bien-portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Allez donc apprendre ce que signifie : ‘C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice (Osée 6,6)’. Car je suis venu appeler non pas les justes mais les pécheurs ». D’un côté, les œuvres du Fils de l’homme conduisent à la reconnaissance d’une présence messianique qui se dit comme une question – c’est-à-dire, pas encore une décision ni une affirmation : « Jamais rien de tel ne s’est vu en Israël ! » (Mt 9,33). Et de l’autre côté, nous trouvons l’affirmation pharisienne : « C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons. » Cette déclaration se présente comme une affirmation nette, une sorte de « savoir » sur Jésus qu’exprimeraient ici les Pharisiens. Les guérisons sont des signes, signes publics qui conduisent dans des voies diamétralement opposées. Ce qui révèle l’identité de Jésus (11,5-6) est donc aussi discret et ne s’impose pas. La discrétion des œuvres relève ici d’un constat mais elle indique aussi une volonté de Jésus de ne pas en lever le voile. Les différents auditeurs de Jésus sont invités à relire ce qu’ils voient et entendent et à donner eux-mêmes leur réponse. Mais le texte affirme en même temps que ce qui est vu et entendu peut soit conduire à accueillir la révélation du Fils (11,25-27) soit aveugler et cacher (11,25). Le récit le met en œuvre de manière claire à travers l’itinéraire des Pharisiens et celui de la communauté des frères et sœurs de Jésus qui « font la volonté du Père ». Devenir témoins : discernement et conversion Jésus ne lèvera pas l’inévidence des signes. Au contraire, le caractère équivoque des signes et la discrétion de leur parole sont poussés jusqu’au bout, et elles le resteront jusqu’à la fin de l’évangile. Matthieu est le seul à noter la double rumeur autour de la mort et de la résurrection de Jésus. Il reprend d’ailleurs 12,39 lorsqu’en 27,63 il fait dire aux Pharisiens : « Nous nous souvenons que cet imposteur a dit : ‘après trois jours, je ressusciterai’ ». Cette parole fait allusion au signe de Jonas. L’ambiguïté des signes, leur double lecture, reste donc jusqu’au bout, jusqu’au signe ultime de la mort et de la résurrection. Elle renvoie à la parole propre des témoins, accueillant la révélation du Père (reprise de 11,27 en 28,18) et reconnus comme des frères (12,49 en 28,10), appelés à « faire la volonté du Père ». La discrétion du Messie se lit donc aussi à travers celle de ses œuvres. Il s’agit bien ici de discrétion, et non de simple silence. Les œuvres parlent mais ne parlent pas fort. Accomplies comme des signes dans l’espace public, on n’entend pourtant pas sur les places, de manière immédiate, ce qu’elles révèlent. Accomplissant l’agir miséricordieux du Serviteur, dans un agir de guérison, elles mettent en question l’identité de leur auteur et signent sa retenue par rapport aux représentations attendues. Elles convoquent enfin les auditeurs, à travers l’expérience qu’ils y font du surgissement du Royaume, à devenir témoins dans leur propre parole de discernement. Dans ses œuvres, le Messie se fait discret et appelle ainsi au discernement. Matthieu 12, 49-50 : « Montrant de la main ses disciples, Jésus dit : Voici ma mère et mes frères ; quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, c’est lui mon frère, ma sœur, ma mère. » |
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